Chapitre 11
Deux satanés jours. La femelle n’était pas réapparue dans sa chambre pendant deux jours. Durant tout ce temps, Conrad avait oscillé entre un désir brûlant de liberté et le besoin de découvrir ce qu’elle était pour lui.
Chaque nuit, ses frères étaient revenus et avaient tenté d’établir un contact avec lui, mais il n’avait pas de temps à leur consacrer. Même si son état s’améliorait, la partie de son être qui aurait pu renouer avec sa famille était morte.
De toute façon, son esprit était occupé par une seule personne : Néomi.
Mais il était pris au piège, incapable de partir à sa recherche. Il serra les dents, luttant pour garder son calme. S’il se mettait encore en colère, ses frères pourraient tenter de le forcer à quitter cet endroit et l’enfermer ailleurs.
Or, il ne voulait pas partir d’ici avant d’avoir découvert si Néomi avait ou non un effet sur son esprit. Même s’il connaissait encore des épisodes de violence incontrôlable, son agressivité et sa colère étaient de plus en plus gérables. Le simple fait qu’il soit parvenu à se retenir, dans la salle de bains, le prouvait.
Peut-être n’est-ce pas elle. Peut-être cela a-t-il à voir avec la maison. Après tout, il était lucide, en ce moment, et elle n’était pas là…
Peut-être, mais il sentait constamment sa présence.
Hier, une fine bruine était tombée toute la journée, et il aurait juré l’avoir sentie… triste. Régulièrement, il l’entendait, tard dans la nuit, arpentant les couloirs de sa maison. Il parvenait à distinguer le froufrou de ses jupons, ou même, parfois, un soupir. Lorsqu’elle passait devant la porte de sa chambre, il percevait un changement dans l’air, et avait appris à chercher ce léger parfum de roses qui l’accompagnait.
Il l’avait appelée, mais chaque fois, c’était Nikolaï qui s’était précipité dans la chambre.
— À qui parles-tu ? avait-il demandé d’un ton inquiet.
Conrad avait désormais le sentiment de souffrir d’une nouvelle sorte de folie. Il faut que je la trouve. Je veux qu’elle vienne ici. Il ne cessait de se poser des questions sur elle. Elle portait des bijoux – boucles d’oreilles, tour de cou, un large anneau à l’index –, mais pas d’alliance. S’il s’agissait des siens, elle avait dû être riche, mais apparemment, elle n’était pas mariée. Or, il ne l’imaginait pas issue d’une famille fortunée – il y avait quelque chose dans son comportement qui trahissait le passé de quelqu’un qui n’a rien à perdre.
Une danseuse aurait-elle pu gagner suffisamment d’argent pour se payer une maison pareille ?
Tu parles, avec sa sensualité et son absence totale d’inhibitions, elle a très bien pu être une demi-mondaine.
Et là, elle aurait gagné une fortune.
Qui qu’ait été cette Néomi, elle était morte, aujourd’hui. Désirer le fantôme d’une femme, était-ce un symptôme de maladie ? Ces deux derniers jours, il avait repensé à son corps nu, encore et encore. Il n’avait peut-être pas eu d’érection pour elle, mais ce n’était pas faute de l’avoir voulu.
Il était malade. Vraiment. Pas seulement fou, mais malade.
S’il avait un tant soit peu de jugeote, il écarterait de son esprit l’obsession grandissante que lui inspirait Fantômette et poursuivrait son objectif : la fuite.
Mais c’était plus fort que lui. Sans cesse, il revoyait la façon dont elle s’était cambrée pour avancer sa poitrine jusqu’à ses mains. Le reste n’avait plus d’importance.
Au crépuscule, les derniers rayons du soleil teintèrent le bayou de reflets brumeux. Le long des berges, la mousse dégoulinait des branches des cyprès chauves. Une folie délabrée tenait encore bon, juste au bord de l’eau.
Plusieurs décennies auparavant, la petite anse d’Élancourt avait été navigable, mais avec les années, divers débris s’y étaient accumulés, finissant par en bloquer l’accès et la transformant en un marais à l’eau presque stagnante.
La faune y prospérait. Serpents, alligators et visons y nichaient. Des ragondins, gros rongeurs aquatiques, gambadaient entre les larges feuilles de nénuphars en montrant leurs dents orange.
Cet endroit était un de ceux que Néomi préférait dans la propriété. Elle avait passé la journée entière sur la berge, accroupie au bord de l’eau, à regarder pousser les membres des têtards.
Elle n’avait rien trouvé de mieux pour s’occuper et ne pas retourner dans la chambre du vampire.
— Va-t’en, lui avait-il dit.
Bonne idée, avait décidé Néomi.
Mais il l’attirait. Attendrie par son passé de héros, impressionnée par son corps nu, elle sentait grandir cette attirance. Leur échange l’avait enivrée, et elle n’avait qu’une chose en tête : recommencer. Malgré l’ordre aboyé si violemment.
Et elle pressentait que les choses ne feraient qu’empirer.
Qu’arriverait-il quand il partirait ? De nouveau, elle serait seule dans sa maison vide, confrontée à son existence vide, sans vampire fou mais sexy pour la distraire.
Pour quelqu’un d’aussi sociable que Néomi, s’habituer à la solitude et aux journées interminables, à sa mort, avait été terrible. Lorsque les occupants de la maison s’en allaient, c’était encore pire.
Et ils partaient toujours.
Conrad Wroth partira, lui aussi.
Cette idée la déprimait tant qu’elle s’était juré de rester à l’écart jusqu’au départ des quatre frères. Mieux vaut que je ne m’habitue pas à leur présence.
Garder ses distances aussi longtemps avait mobilisé toute sa volonté, et la bataille n’était pas gagnée.
Bientôt, la lune d’argent ferait un accroc dans la toile du ciel et, comme toujours à ce moment-là, elle se sentirait vulnérable.
Néomi avait dit à Conrad qu’elle n’éprouvait rien, mais ce n’était pas tout à fait vrai. Quand elle danserait, à minuit, elle sentirait la douleur de sa mort, revivrait son agonie.
Je ne veux pas être seule. Pas ce soir.
Lorsque la nuit tomba, elle se dirigea vers la maison, vers lui, sans même s’en rendre compte, comme si un fil invisible la tirait. Alors qu’elle hésitait, devant la porte de sa chambre, il lança :
— Viens à moi, fantôme !
Profite de sa compagnie, s’ordonna-t-elle. Mais ne t’y habitue pas, c’est tout.
— Je sais que tu es là. As-tu peur de moi, maintenant ?
Sa voix semblait inquiète.
Elle n’oublierait jamais son terrible hurlement, ce grognement agressif, menaçant, rappelant sa nature profonde à qui l’aurait oublié. Mais elle n’avait pas peur de lui.
Elle se mordit la lèvre. Quand j’entrerai, je ne le trouverai pas aussi beau que dans mon souvenir. Elle traversa la porte fermée, et ses yeux s’écarquillèrent.
Non, il était encore plus beau que ça.
Pourquoi le trouvait-elle si séduisant ? Elle avait toujours préféré les hommes plus âgés, à la position sociale établie, et dont l’enthousiasme avait déjà été érodé par la vie.
Conrad, lui, n’était que feu… et beauté.
— Mais où étais-tu, bordel ? lança-t-il aussitôt.
Ses yeux rouges parcouraient le corps de Néomi, son visage, ses seins, ses jambes, puis ses seins, encore. C’était un regard affamé, impatient, comme celui des hommes qu’elle avait connus avant de mourir.
Comment allait-elle faire pour supporter encore des décennies sans un regard de braise comme celui-là ?
— Je t’ai manqué ? demanda-t-elle sans se laisser intimider par le ton de Conrad. Tu aurais préféré que je sois là ?
Elle se forçait à feindre l’insouciance. Il ne fallait pas qu’il sache à quel point elle luttait pour garder ses distances.
— Tu venais tous les jours, avant, répondit-il en grommelant.
— Mais tu m’as demandé de partir, tu te souviens ? Et tu m’as hurlé dessus comme un ours enragé.
— Un ours enragé ? Je ne voulais pas que mes frères te voient nue.
— Conrad, ils ne pouvaient pas me voir.
Il se renfrogna.
— Je ne… je ne m’en souvenais pas ! Enfin, sur le moment, ça m’a échappé. C’est difficile, parfois… Et puis, ils venaient de me faire une injection !
Elle éprouva un élan de compassion pour lui, malgré elle. De nouveau.
— Qu’est-ce que ça peut te faire, qu’ils me voient nue ?
— Si seulement je le savais, murmura-t-il en détournant le regard.
Néomi retint un sourire. L’attirance était réciproque.
— Que faisais-tu, dehors, tout à l’heure ? demanda-t-il d’un ton accusateur.
— Comment sais-tu que j’étais dehors ?
— Je ne t’ai pas entendue de la journée.
— Il t’arrive de dormir, quand même ?
— Pas si je peux faire autrement.
Néomi avait remarqué qu’il ne dormait que trois à quatre heures par période de vingt-quatre heures.
— Et tu ne dors jamais au même moment. Je n’ai remarqué aucune régularité.
— Si tu n’as rien remarqué, alors personne n’a pu le faire.
Sans lui laisser le temps de l’interroger là-dessus, il répéta :
— Alors, dis-moi ce que tu faisais dehors.
— Puisque tu tiens à le savoir, j’observais les têtards. Je voulais déterminer précisément le temps qu’il leur fallait pour avoir des pattes. À la minute près.
— Des têtards. Et pourquoi ?
— Donne-moi une autre idée, Conrad. Que pourrais-je faire ?
Il n’avait visiblement pas de réponse.
— Le dernier journal que j’aie pu récupérer dans l’allée est lu depuis belle lurette. La maison n’abrite ni jeunes mariés insatiables ni adolescents en mal d’émotions équipés de bombes de peinture, donc je n’ai personne à épier ou à effrayer. Mais je suis ici, maintenant, alors dis-moi ce que tu voulais.
À court de mots, il ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit.
— Rien ? dit-elle d’un air dégagé. Bon, eh bien, à Pl…
— Reste ! dit-il enfin. Je veux que tu restes.
— Pourquoi ? Je suis plus marrante que la peinture qui s’écaille au plafond ?
— Non. J’aimerais te parler.
Redressant le menton, elle traversa nonchalamment la pièce pour aller s’asseoir sur le rebord de la fenêtre.
— Je resterai peut-être, si tu acceptes de répondre à quelques-unes de mes questions.
— Par exemple ?
— J’ai saisi des bribes de conversation entre tes frères, mais la plupart du temps, je n’ai rien compris à ce qu’ils disaient. Tu peux peut-être m’éclairer ?
Un peu décontenancé, il hocha la tête.
— Que veulent-ils dire, lorsqu’ils parlent de tes « souvenirs » ?
— Quand un vampire boit le sang directement à la veine, le sang est vivant, chargé de tous les souvenirs d’une vie. Les souvenirs de mes victimes se sont accumulés en moi, au point que je ne parviens plus à les contrôler. Je ne les distingue plus de mes propres souvenirs.
— Chaque soir, Murdoch revient avec un peu plus d’informations sur toi. Il dit que toutes sortes de gens sont à tes trousses, veulent ta mort.
— C’est la vérité.
— Il dit aussi qu’il te soupçonne d’avoir joué avec tes victimes avant de les tuer.
— Je n’ai fait que ce l’on me demandait de faire, contre rémunération.
— Tu as été payé pour décapiter des gens tout en les vidant de leur sang ?
— En buvant à la veine d’un autre, on intègre ses souvenirs. Saigner l’autre tout en le tuant te donne aussi une grande partie de sa force, et même quelques-uns de ses pouvoirs magiques. Et le décapiter est une des seules façons d’éliminer un immortel.
— As-tu déjà tué des femmes et des enfants ? Ou des humains ?
— Non. Pourquoi me compliquer la vie ? sembla-t-il s’étonner.
Quelque peu rassurée par cette réponse, Néomi poursuivit :
— Comment es-tu devenu un vampire ?
La colère se peignit sur les traits de Conrad.
— Nikolaï a décidé de laisser couler son sang contaminé dans ma gorge juste avant que je ne meure.
— Il n’était pas obligé de te mordre pour te transformer en vampire ?
— Ça, c’est seulement au cinéma. Le sang est l’agent de transformation, et la mort en est le déclencheur. Il en va ainsi pour la transformation de toutes les espèces du Mythos.
— C’est aussi facile que cela, de devenir vampire ?
— Facile ? Cela ne marche pas tout le temps. Et si cela ne marche pas, tu meurs.
— Qui l’a fait à Nikolaï ?
— Kristoff, un vampire de souche. Et quelqu’un d’autre, dont je n’ai pas envie de parler. Pose-moi une autre question.
— Bon. Peux-tu encore manger normalement ?
— Oui, mais j’en ai à peu près autant envie que toi de boire du sang.
Devant la grimace de Néomi, il ajouta :
— Exactement. Mais je ne dis pas non à un bon whisky.
Elle aussi, elle avait aimé le whisky. Elle en avait même une provision, dans son studio.
— Et la téléportation ? Vous dites « glisser », c’est ça ? Vous pouvez aller loin, comme ça ?
— À l’autre bout du monde. Nous ne sommes pas limités au salon d’un manoir hanté. Mais nous ne pouvons-nous rendre que dans des endroits où nous sommes déjà allés, ou que nous pouvons voir.
— Et l’Accession ?
— Un phénomène propre au Mythos, qui se produit tous les cinq cents ans environ. Des batailles éclatent, diverses factions du Mythos se font la guerre. Beaucoup d’immortels meurent.
Néomi avait entendu les vampires parler du Mythos, qu’ils décrivaient comme un univers à part réunissant des êtres aussi différents que des Valkyries, des sorcières, des démons, et aussi des fey, êtres nobles. Il y avait également des loups-garous et des Furies et, d’après ce qu’elle avait compris, tous ces êtres entretenaient des relations – bonnes ou mauvaises.
— Est-ce que les sirènes existent vraiment ? demanda-t-elle.
— Oui.
Elle écarquilla les yeux, incapable de dissimuler son excitation.
— Tu en as déjà vu une ? Est-ce qu’elles ont une grande queue ? Avec des écailles ? Et le monstre du loch Ness ? Il existe ? Il mord ? Est-ce que c’est vraiment un…
— Quel âge avais-tu lorsque tu es morte, fantôme ? coupa Conrad d’un ton supérieur. As-tu jamais été un être doué de maturité ?
Elle se redressa, annonçant fièrement :
— J’avais vingt-six ans.
Il fronça les sourcils.
— Qu’est-il arrivé pour que tu meures si jeune ?
Comment lui répondre ? Elle ne pouvait guère déclarer qu’elle avait été assassinée sans donner un minimum de détails. Or, à entendre ces détails, il en déduirait qu’elle était quelqu’un de faible. Car, après tout, mourir assassiné, c’était bien l’expression de la faiblesse ultime. Seule une personne ayant connu une mort violente pouvait comprendre.
Ce mâle comprendra, lui chuchota son inconscient. Il comprendrait mieux que personne la douleur qu’elle avait endurée.
— J’ai été assassinée, répondit-elle enfin.
— Comment ?
— À ton avis ?
— Une épouse délaissée a abattu la jolie maîtresse de son mari.
— Tu me trouves jolie ?
Conrad eut un regard impatient, comme si cette question avait déjà été traitée, et réglée. Elle en éprouva un réel plaisir.
— Je n’ai jamais fréquenté d’homme marié.
— Un amant éconduit t’a poussée du haut d’un escalier.
— Pourquoi supposes-tu qu’il s’agit d’un crime passionnel ?
— Une impression.
— Une bonne impression. Mon ex-fiancé… m’a poignardée en plein cœur.
S’entendre le dire à voix haute lui donna des frissons.
— Ça s’est passé ici même. Puis je me suis réveillée prise au piège de la propriété, sans pouvoir partir, sans pouvoir sentir…
Les yeux rouges du vampire parurent s’adoucir.
— Pourquoi a-t-il fait une chose pareille ? demanda-t-il d’une voix grave.
— Il n’acceptait pas que j’aie rompu.
Louis lui avait répété encore et encore qu’il préférait mourir plutôt que de vivre sans elle, que rien ne pourrait l’obliger à la laisser partir.
— Il s’est planté le poignard dans le ventre, juste après.
Conrad se tendit, affichant de nouveau une expression belliqueuse.
— Est-il ici aussi ?
— Non. J’ignore pourquoi j’y suis, moi, et pas lui. Mais c’est une des rares choses dont je sois reconnaissante.
Il se détendit un peu.
— Quand est-ce arrivé ?
— Le 24 août 1927. Le soir de la grande fête que je donnais pour célébrer mon emménagement à Elancourt, dont la restauration venait de se terminer.
La propriété délabrée l’avait séduite jusqu’au plus profond de son âme. Elle avait amoureusement supervisé chaque détail de sa restauration, ramenant lentement le manoir et les jardins à la vie.
Elle ignorait que ce serait le lieu de son repos éternel…
— Mais assez parlé de lui, dit-elle en écartant de son esprit le souvenir de Louis.
Elle était désormais ici, avec Conrad, bien décidée à profiter de cette conversation. La deuxième seulement pour elle depuis qu’elle s’était réveillée fantôme.
— À ton avis, pourquoi es-tu devenue un fantôme ? demanda-t-il.
— J’espérais que vous auriez un début de réponse, tes frères et toi.
— Je n’ai pas souvent entendu parler de fantômes, dans le Mythos – les fantômes, c’est un phénomène humain –, mais je crois savoir que vous êtes très peu nombreux. Tu es la première que je vois, et j’ai eu une vie longue et bien remplie.
— Ah.
Elle n’attendait pas de lui qu’il l’introduise aux mystères de la vie de fantôme, mais quelques informations supplémentaires auraient été bienvenues.
— Es-tu… es-tu enterrée à Élancourt ?
— Quelle question étrange, non ? À moins d’un énorme pépin, j’ai été enterrée en ville, dans une crypte du vieux cimetière de la communauté française…
Les « restes » de Néomi se trouvaient dans un cercueil, sous une voûte imposante, en compagnie d’une bonne trentaine d’autres macchabées.
— … à moins que des pilleurs de tombes n’aient volé mon corps pour des rituels vaudous.
— Comment peux-tu plaisanter avec cela ? gronda-t-il.
— Dis-moi, Conrad, quel est le protocole, quand c’est le défunt qui parle de son propre corps ? On ne plaisante pas avec les histoires d’os ? Ça ne se fait pas, c’est ça ?
Le regard qu’il lui lança disait qu’il n’arriverait jamais à la comprendre, et n’essaierait peut-être même pas, d’ailleurs.
— Comment es-tu devenue propriétaire de cet endroit ?
— Je l’ai acheté. Toute seule comme une grande.
— Tu en avais les moyens ? demanda-t-il, incrédule.
Typique.
— Je travaillais, dit-elle, incapable de dissimuler sa satisfaction. J’étais danseuse classique.
— Tu étais danseuse. Et maintenant, te voilà fantôme.
— Tu étais un seigneur de guerre. Et te voilà vampire. On forme un sacré couple, tous les deux, commenta-t-elle avec un petit rire.
Il l’observa un instant.
— Ton rire… il semble incongru.
— Pourquoi ?
— Les fantômes ne sont-ils pas censés être malheureux comme les pierres ?
— Pour l’instant, je trouve agréable de bavarder avec toi, donc je suis heureuse. J’aurai tout le temps d’être malheureuse plus tard.
— En général, tu es malheureuse ?
— Ce n’est pas dans ma nature, mais on ne peut pas dire que mon existence ici soit paradisiaque.
— Alors, nous avons cela en commun. Néomi, quand mes frères reviendront, je veux que tu voles la clé de mes menottes.
— Voler ? Moi ? Jamais ! souffla-t-elle.
— Je t’ai déjà vue le faire.
Elle regarda le plafond, honteuse.
— Pourquoi as-tu laissé des petits cailloux à la place des objets que tu as dérobés ?
— Prendre quelque chose à un vivant est une chose, donner en est une autre. Je voulais entendre quelqu’un demander : « Mais d’où vient ce caillou ? » longtemps après les faits – c’était une façon de laisser une trace tangible de mon existence. Je pensais que, du coup, cela prouverait que j’étais réelle.
— Et maintenant, parce que je suis en contact avec toi, tu es sûre que c’est le cas ?
Comme elle hochait la tête, il reprit :
— Alors, on pourrait penser que tu serais plus compréhensive, plus encline à m’aider. Néomi, je deviens fou à rester ainsi allongé toute la journée dans cette chambre.
— Mais tu es déjà fou.
Il la fusilla du regard.
— Ceux de ton espèce ont la réputation de défendre chèrement leur territoire, non ? Donne-moi cette clé, et tu auras de nouveau la maison pour toi toute seule.
— Je ne suis pas toujours seule ici. Des familles s’y installent de temps en temps. Et contrairement à ce que racontent la plupart des histoires de fantômes, j’adore avoir de la compagnie. Même si personne ne me voit ni ne m’entend, au moins, ça me distrait.
— Quand le manoir a-t-il été occupé pour la dernière fois ?
— Il y a dix ans. Un couple charmant s’est installé ici.
Éblouis par l’incroyable bonne affaire qu’ils avaient réalisée en achetant Élancourt, ignorant que la maison avait été le théâtre d’un « fait divers dramatique », ainsi que l’avaient écrit les journaux, les jeunes mariés s’étaient lancés dans la rénovation et la modernisation de la maison, faisant le plus possible de travaux par eux-mêmes. Lorsque leur premier enfant était né, Néomi avait veillé sur la petite fille, la berçant quand c’était nécessaire, montant des spectacles de marionnettes flottantes, aidant les parents épuisés dans la mesure de ses moyens. Mais quand la petite fille avait réclamé en pleurant un marionnettiste invisible, les parents avaient pris peur et avaient déménagé.
Néomi en avait eu le cœur brisé… et avait passé les dix années suivantes dans la plus aride des solitudes. Jusqu’à l’arrivée de Conrad et de ses frères.
— Tu n’as jamais délibérément effrayé quelqu’un pour qu’il s’en aille ? demanda-t-il comme si c’était précisément ce qu’il aurait fait à sa place.
— À dire vrai, quand des vandales s’introduisent ici, je revendique haut et fort mon territoire. Je leur fais peur, et ils ne reviennent jamais, déclara-t-elle fièrement.
— J’ai déjà fait beaucoup plus de dégâts ici que n’importe quel vandale. Et pourtant, tu refuses de m’aider à partir ?
Si elle lui donnait cette clé, il disparaîtrait avant que ses chaînes ne soient retombées sur le sol. Et elle savait qu’elle n’entendrait plus jamais parler de lui.
Merde, ça fait mal. Intérieurement, elle se ressaisit.
— En admettant que je prenne cette clé, pourquoi te la donnerais-je ? Pour que tu puisses mettre à exécution les menaces que tu as proférées contre tes frères ?
— Si tu ne me la donnes pas, je serai ton prisonnier autant que le leur.
— Pourquoi souhaites-tu tant couper les liens, Conrad ? Ce sont tes frères, ils cherchent juste à t’aider.
— Tu parles sans savoir.
— Alors, dis-moi pourquoi tu les détestes à ce point. Parce qu’ils t’ont transformé ?
Il eut un rire amer.
— Ça ne te suffit pas ?
— C’était il y a longtemps, et maintenant, ils font tant pour toi ! Ils ne dorment jamais. Ils glissent d’un continent à l’autre, combattent de méchants vampires quand il fait jour ici, puis reviennent en toute hâte pour s’occuper de toi.
— Est-ce que tu éprouves de la haine ? demanda-t-il, impassible.
— Pardon ? Tu veux dire, est-ce que je déteste quelqu’un ?
— Oui. Imagine la personne que tu détestes le plus au monde.
— C’est facile. Louis. L’homme qui m’a poignardée.
— Imagine que tu meures, puis que tu te réveilles, mais que tu sois unie à ce salopard pour l’éternité. Tu n’en voudrais pas un peu à celui qui t’aurait mise dans ce pétrin ?
Diantre. Il faut reconnaître que son raisonnement se tient.
— Ils m’ont arraché à ma mission, à mes camarades, à la vie que je connaissais et que j’aimais…
— Tu préférerais être mort ?
— Sans aucun doute.
Elle comprit qu’il était inutile de chercher à le faire changer d’avis sur ce point.
— Tu as entendu mes frères raconter que j’avais à mes trousses toutes sortes de guerriers qui veulent ma tête. Ils me trouveront, ce n’est qu’une question de temps. J’ai besoin de cette clé, Fantômette.
— Je ne m’appelle pas « Fantômette ».
— Et moi, je ne m’appelle pas « le fou ».
— Touché, le fou.
— Bon sang ! Je viens de te dire de ne pas m’appeler…
Murdoch entra soudain dans la chambre.